Le père est une fonction de la transmission du manque, une fonction culturelle. Il présuppose la contradiction entre la nécessité d’un père mythique hors castration et la castration de tout homme possible. Sans cette nécessité, les relations humaines sont impensables[1]. De l’autre côté, nous avons la connexion indécidable entre la femme contingente, qui n’est pas-toute dans la castration, et l’impossible pas-une hors castration. Ce qui relie les deux côtés, la possibilité de l’un avec la contingence de l’autre, est l’objet cause du désir, objet a. C’est à travers lui que nous sommes en relation[2].
Cette non-relation est posée comme une vérité. Il n’y a pas de remise en question de la proposition il n’y a pas de rapport sexuel : « à sortir de là, vous ne direz que pire »[3]. Mais, comme c’est une vérité, elle ne peut qu’être mi-dite. Lacan a fait du verbe mi-dire un espace vide, une variable x, en la remplaçant par trois points de suspension : …ou pire. Il nous faut rester dans …, car « (il s’agit) … que l’autre moitié dise pire »[4]. Lacan poursuit : « le discours sexuel, qui, en tant qu’impossible, est le passage du réel »[5]. Éric Laurent explique : l’impossible du rapport sexuel dans le discours, « passage du réel, comme on dit le passage d’un typhon »[6]. Ainsi, mi-dit sur le typhon, ou pire. Qu’est-ce qui nous permettrait alors de rester en sécurité dans le … ?
Revenons au père. Quelle est sa fonction en ce qui concerne le mi-dit ? Bien que le père ait été plongé dans ses péchés, dans l’abus sexuel, « sortir des horreurs du patriarcat n’est nullement une garantie de bonheur » dit Jacques-Alain Miller[7]. Depuis l’époque de Freud, le père traverse une crise, « il ne nous impressionne plus »[8]. Mais supprimer le père implique de dériver vers le pire, et vers le cynisme[9]. Contre l’irrésistible passage du typhon, la fonction du père offre la possibilité d’une solution poétique, comme celle des troubadours, puisque par père nous entendons la fonction nécessaire du symptôme, la dimension du non-dire, et, aussi, la père-version de faire d’une femme l’objet cause du désir d’un homme[10].
Supprimer à la fois le mi-dire au sujet de la relation sexuelle et le père conduit au pire. Versions du pire, pire-versions, versions où l’on force le discours sexuel. Soit envers soi : Lacan parle de la « passion » transsexuelle à « forcer » le discours sexuel dans son propre corps, par l’intermédiaire de la chirurgie[11] ; c’est-à-dire, la tentative de soigner le passage « du réel » par un passage « au réel »[12]. Ou bien envers l’autre : ici nous avons un passage à l’acte : un homme possible tente de « forcer » une femme contingente à devenir possible, c’est-à-dire, de faire exister La femme et toutes les femmes possibles par le meurtre d’une femme. Du point de vue psychanalytique, ceux que l’on appelle féminicides sont en effet des crimes de « passion ».
Ainsi on parle de passions après le père, dont le déclin nous laisse démunis devant la logique du tout, bras armé du pire.
Nous vivons une époque de contradictions : la fluidité des genres côtoie les comportements misogynes. Le discours scientifique engendre le meilleur des mondes du progrès technologique, et ne laisse aucune place au poétique mi-dit : à la place de à demi-, on nous offre meta-, insta-, et aussi genre comme nouvelle identité fluide d’une fraternité originale des corps face à l’absence de « celui qui dit non »[13]. L’âge hyper-moderne favorise la forclusion du pas-tout introduit par la jouissance féminine. La logique du tout dérape en haine, la passion la plus proche de l’être :« Rien ne concentre plus de haine que ce dire où se situe l’ex-sistence »[14].
Références de l’auteur :
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 36.
[2] Ibid, p. 48.
[3] Ibid, p. 12.
[4] Ibid, p. 12.
[5] Ibid, p. 17,
[6] Laurent É., « Biopolitique de la norme trans », Lacan Quotidien, n°932, p. 13.
[7] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’école espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (I) », La Cause du désir, no108, juillet 2021, p. 54.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n°3, p. 108.
[9] Cf. Miller J.-A., « Conversation d’actualité… », op. cit., p. 55. Voir aussi : Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 509.
[10] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, op. cit.
[11] Cf. Lacan J., Le Séminaire, Livre XIX, … ou pire, op. cit., p. 17.
[12] Laurent É., « Biopolitique de la norme trans », op. cit.
[13] Laurent É., « La jouissance performative et l’acte analytique », 52e Journées de l’Ecole de la Cause freudienne, 2022.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 110.
Traduction : Aline Esquerre
Relecture : Laurence Maman
Image : © Claire David