L’avenir de l’homme – Rose-Paule Vinciguerra

Pour les gender studies, l’avenir de l’homme, ce n’est pas la femme, comme le chantait Aragon, mais d’être « déconstruit ». Leur projet est d’abolir l’histoire des civilisations, celle du patriarcat comme les autres, en ramenant toute l’histoire à la seule domination des mâles. En supposant que tout homme a le pouvoir sans partage d’un père mythique, supposément jouisseur de toutes les femmes, d’un père maître ou même d’un père chef de famille détenteur de droits, elles posent que le patriarcat est coextensif au pouvoir masculin sans distinction.

En posant la fin de l’aventure du patriarcat, Lacan a mis fin à la figure de ce père et à ce qu’il appelle dans « Radiophonie », « l’idéal monocentrique »[1] ou de façon plus ironique les « Permaîtres »[2], ceux dont il faut obtenir la permission. Mais les gender studies n’ont cure de cet éclairage lacanien. Leur pensée est binaire : un homme ne peut être que suppôt du patriarcat ou « déconstruit ». Mais – et c’est là la différence avec les féministes des années soixante-dix – une femme aussi est soumise à cette dualité, voire à cette duplicité. En 1968, on entendait fleurir le slogan « tuer le flic en soi ». Eh bien, avec les gender studies, il faut tuer en soi non seulement la dénomination sexuée, mais aussi bien tout ce qui est reliquat ou résurgence du patriarcat. Bref, les gender studies ne conçoivent le père que dans une fonction d’interdit répressif, transmetteur d’un joug qu’il faudrait définitivement secouer, un père en position de toute-puissance quasi divine.

Que l’on s’élève contre le harcèlement, le viol ou les féminicides est certainement un effet de l’avancée du respect du droit des femmes. Ces révolutions sociétales sont assurément nécessaires. Le discours du maître en prend certes un coup ! Les masculinistes ne s’y trompent pas : ils pensent que les femmes ont gagné et eux qui voudraient faire d’elles des esclaves sexuelles n’ont d’autres ressorts que de se poser en victimes et de dire à propos de #MeToo « toutes des menteuses ! » À l’envers, et bien qu’il n’y ait pas de symétrie dans la violence, que tout homme soit – patriarcat oblige – répressif, harceleur, voire violeur… en puissance est une affaire plus délicate ! En attribuant au phallus le rôle d’un signifiant-maître s’ancrant dans une « réécriture fantasmatique » de l’organe pénis, apanage masculin, les gender studies, et Judith Butler notamment, ignorent tout un pan de l’enseignement de Lacan qui fait du phallus, le signifiant de la jouissance impossible, et, comme il l’écrit, le « signifiant-m’être de cette affaire de rapport au sexe »[3], ce par quoi l’être du sujet se relie à l’objet a.

Quel père ?

Lacan n’a pas confondu père et patriarche. La loi symbolique n’est pas comme telle patriarcale. Si Lacan, dans les premiers temps de son enseignement, a lié loi symbolique avec androcentrisme ou patrocentrisme[4], c’est au sens où le père symbolique, et plus tard le signifiant du Nom-du-Père, régule celle-ci. Lacan introduit rectification et nuance à cette assertion en notant dans son Séminaire La relation d’objet : « La question qu’est-ce qu’un père ? »[5] qui est celle de Freud, présente « une montagne de difficultés »[6]. Ainsi, dit-il, « pour chaque homme l’accession à la position paternelle est une quête, il n’est pas impensable de se dire que, finalement, jamais personne ne l’a vraiment été complètement »[7].

Le père maître, attesté dans l’histoire – despotes, est en grec ancien le maître de maison, le père de famille – n’est-il alors qu’un fantasme de névrosé ? Il y a en effet, parmi les figures du paternel, « le guignol de père », « le père humilié, le père engoncé, le père dérisoire, le père au ménage, le père en vadrouille »[8], et aussi bien le père qui « m’a si mal foutu » et dont je suis marqué imaginairement. Mais il pourrait être puissant. De là, amour ou haine vis-à-vis de lui. N’est-ce pas dans ce schéma amour-haine que les gender studies et les féministes demeurent ?

« Au moins un »[9] ou pérorant Outang[10] ?

On peut par ailleurs se demander s’il n’y a pas, dans cette hypothèse qui assimile domination masculine et père jouisseur, une ignorance de ce que Lacan a formulé avec l’écriture des formules de la sexuation et de « l’au moins un » à dire non à la fonction phallique ? Lacan se décale en effet de la lecture freudienne de l’Œdipe, et du mythe freudien de Totem et tabou. Lacan n’a pas assimilé la fonction de cet « au moins un » à dire non à la fonction phallique au père mythique de Totem et tabou qui jouit de toutes les femmes. « Rien à attendre à remonter au déluge »[11], formule-t-il dans « L’étourdit ». L’existence de « l’au moins un » dans le réel est la condition du tous soumis à la castration symbolique (« Pour tout x. Phi de x »[12]). Et surtout son existence n’est pas comme telle inscriptible dans le lien social, elle tient au langage lui-même. Cette référence à un Un dans le réel, condition de la fonction phallique pour les parlêtres, ne peut être abolie par le combat social ni par l’émancipation des mentalités, car elle n’est pas appréhendable dans la réalité. Elle relève dans la logique, dit Lacan, d’un « réquisit […] désespéré »[13], « sans espoir »[14] quant au mode d’accès au rapport sexuel. Avec ce réquisit d’ordre langagier que tous les remaniements sociaux, toutes les parentalités post-patriarcat ne pourront évacuer, Lacan met fin au mythe du père-maître. Mais les gender studies ignorent ou feignent d’ignorer ce réel comme condition du symbolique, de l’universel du « pour tous » de la castration et s’en tiennent au mythe du père jouisseur, de la figure d’un père « pour tous », c’est-à-dire de celui qui « écrase »[15] sous sa jouissance ou prétend « avoir accès à la jouissance qu’il faudrait »[16].

Quel universel ?

On dira aussi qu’aujourd’hui l’universel du « tout homme » dans la fonction phallique ne serait plus opératoire ! Pourtant l’hétérogénéité des styles de vie, comme la multiplicité des façons de « faire-homme »[17] ou de s’y refuser, celles d’être père ou de s’y refuser n’invalident en rien l’universel du « pour tout x » écrit par Lacan dans les formules quantiques de la sexuation. Ainsi, « tout mâle est serf de la fonction phallique »[18] ne désigne pas lesdits porteurs de l’organe. C’est le discours du maître qui tente de « dresser »[19] cet organe sans y parvenir pourtant.

Certes, il n’y a plus d’universel sociologique du père et un père ne peut être que « modèle de la fonction »[20] paternelle : il est à appréhender comme variable de la fonction P(x)[21], mais qu’il n’y ait plus d’universel sociologique du père n’invalide en rien l’universel du « pour tout» soumis à la castration.

On peut donc dire qu’au postulat des gender studies « tous jouisseurs sans entraves », la logique lacanienne répond « tous castrés ».

Toutes vraiment ?

Mais si le patriarcat doit être aboli, reste pour les discours contemporains, gender, féministes ou woke, l’épineuse question que pose Lacan dans le Séminaire D’un Autre à l’autre, lorsqu’il écrit : « Le Père primordial du mythe est celui qui confond toutes les femmes dans sa jouissance. La forme mythique donnée à l’énoncé dit assez, à elle seule, que l’on ne sait pas de quelle jouissance il s’agit. Est-ce celle du Père ou celle de toutes les femmes ? »[22] Ce mythe du père jouisseur auquel les contempteurs du patriarcat tiennent, serait-il aussi celui du père qui fait jouir « toutes les femmes » ? Pourtant on ne peut dire « toutes les femmes » ! Les discours contemporains croient-ils sans le savoir à ce « toutes » pour maintenir le mythe ?

Image : © Geoffroy Mottart

[1] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 429.
[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op.cit., p. 461.
[3] Ibid, p. 464.
[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 203.
[5] Ibid, p. 205.
[6] Ibid, p. 204.
[7] Ibid, p. 205.
[8] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 578.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 108-110.
Lacan l’écrit aussi hommoinzin et a(u moins un). Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2007, p. 153.
[10] Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 457.
[11] Ibid, p. 455.
[12] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 73-74.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 108.
[14] Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 459.
[15] Laurent É., « Parentalités après le patriarcat », publication en ligne : https://institut-enfant.fr/zappeur-jie7/.
[16] Ibid.
[17] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, p. 32.
[18] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit.
[19] Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 461.
[20] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », texte établi par J.-A. Miller, leçon du 21 janvier 1975, Ornicar, n°2, 1975, p. 107-108.
[21] Cf. Laurent É., « Parentalités après le patriarcat », op. cit. « Être un père, c’est être l’un des modèles de réalisation, l’une des valeurs (a, b, c, d) de la fonction P(x) ».
[22] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006. p. 321.