Patriarche symptôme ou père sans paroles – Maela Michel-Spiesser

© Ambre Reddman

Chacun son délire pour se défendre du réel, tel est le constat auquel arrive Lacan. Certains sujets s’orientent d’un Père qui les a introduits à la demande et au désir, barrant une part de jouissance qui les traverse et permettant de construire un fantasme qui cadre leur monde. Certains doivent inventer un nouveau semblant, singulier, qui fera bord entre réel et symbolique pour leur permettre de faire lien social. C’est par ce prisme que le Père doit être entendu chez Lacan, et non comme une ode au patriarcat. La question reste : quel usage le sujet peut-il faire d’un père ? Je mettrais en perspective deux usages de la bande dessinée comme solution.

Le père comme repère est au cœur de la célèbre bande dessinée de Riad Sattouf, il est L’Arabe du futur[1]. L’auteur l’illustre jusque dans ses absences où il fait retour dans ses pensées par un discours jugeant et dépréciatif. « Mon père admirait les dictateurs, il rêvait de faire un coup d’État. C’était un Arabe d’extrême droite », confiera R. Sattouf. Pourtant, il dira avoir senti que son père avait des faiblesses : « il n’était pas complètement maître de lui-même »[2]. S’il le présente comme un patriarche, il n’en reste pas moins un sujet de désir, divisé, un homme qui a fait d’une femme son symptôme. Et c’est dans le réel de sa famille qu’il commettra le coup d’État qu’il appelait de ses vœux en politique : voler un enfant à cette femme.

Un travail analytique permettra à R. Sattouf de parvenir à dire la faute du père. S’identifier à un « auteur de BD » sera sa solution pour ne pas choisir entre sa famille paternelle ou maternelle. Alors seulement, la voix du père, frein omniprésent dans sa tête, s’éteindra pour lui ouvrir un accès à son désir. Le dernier tome de la série se termine sur un rêve qu’il emprunte à son frère qu’il vient de retrouver : alors qu’il est mort, le père passe à côté de son fils sans le reconnaître. En l’utilisant pour clore son opus, R. Sattouf exprime ici comment il peut dorénavant se passer du père à condition de s’en servir[3].

Dans Blast[4], la figure du père dépeint par Manu Larcenet est tout à fait différente : décharné, sans paroles. L’auteur dépeint un personnage principal que le décès de son père laisse en proie à une jouissance débridée qu’il nomme « blast », moment d’« épiphanie » dont il fera sa quête. L’ouvrage n’est pas autobiographique, mais l’auteur en fait un « témoignage de sa maladie bipolaire »[5]. M. Larcenet use de l’écriture même, narration et dessin, pour mettre en lumière « la sinusoïdale de sa maladie » : un rythme tantôt explosif par le truchement des couleurs et l’insertion de passages de nature comme autant de respirations qui permettent au lecteur et à l’auteur, dit-il, « de retrouver ses esprits »[6]. Une coupure de la « transe » qu’il évoque pour lui-même à plusieurs reprises en interview. La bande dessinée Blast opère comme une mise à « l’écart de [ses] propres obsessions » : mort de son père, angoisse du démembrement, obésité, « ces choses qui [le] travaillent de manière insidieuse tous les jours ». M. Larcenet est prolifique, le dessin vient pour lui comme une urgence. L’écriture est au plus près du réel, et la bande dessinée se fait fiction nécessaire, non comme identification, mais comme écriture de jouissance, comme l’usage d’un semblant lui donnant une place dans le monde.

Un père peut donc se faire patriarche sans pour autant que cela sorte de scène un sujet, non sans qu’il devienne un symptôme. À défaut, il faudra au sujet inventer une solution singulière, hors de l’usage du père comme semblant, pour rester sur la scène du monde.

[1] Cf. Sattouf R., L’Arabe du futur 1. Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984), Paris, Allary Éditions, 2014.
[2] Cf. Broué C., « Riad Sattouf, la langue dessinée », À voix nue, Entretiens, France Culture, 2, 3, 4, 5 et 6 janvier 2023, disponible sur internet.
[3] Cf. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 136.
[4] Larcenet M., Blast, Paris, Dargaud, 4 tomes, 2009-2014.
[5] Brunner V., « Manu Larcenet, dessinateur : se couper du monde pour ne pas devenir une boule de haine », Télérama, 18 juin 2016, disponible sur internet.
[6] « Manu Larcenet : Le rapport Brodeck », Un amour de BD, Interview, 23 juin 2016, https://www.focus-litterature.com/8103825/interview-video-manu-larcenet-pour-le-rapport-de-brodeck/.

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