Combat et métamorphose du patriarcat ? – Claire Debuire

© Fred Treffel – https://www.fredtreffel.com/

Clinique du patriarcat

Lire Édouard Louis, c’est lire la violence qui circule entre les corps. C’est être percuté par la cruauté de corps vociférant, éructant, s’exhibant comme des étendards de la virilité. É. Louis raconte comment les normes de genre édictées par le patriarcat habillent les êtres de semblants et guident les corps : « comme tous les hommes du village, mon père était violent. Comme toutes les femmes, ma mère se plaignait de la violence de son mari. »[1] Dans son petit village du Nord de la France, relate-t-il, les standards de la masculinité, transmis de père en fils, s’affichent sans retenue et glissent vers l’homophobie comme l’« envers d’un monde où tous – hommes et femmes confondus – jouent de la sur-virilité pour survivre et échapper à leur vulnérabilité. »[2]

É. Louis, encore Eddy Bellegueule, éprouve très tôt ce qu’il nomme un « trouble du réel »[3], « terrassé par des charges violentes de désir en regardant les garçons dans la cour de l’école »[4]. É. Louis sait que le diktat soutenant l’être du père de « ne pas se comporter comme une fille, ne pas être pédé »[5] ne sera pas tenable malgré les réprimandes et les brimades d’un Autre toujours menaçant.

É. Louis tentera d’étouffer ses désirs et de dresser son corps pour atténuer l’insulte le visant « au point de l’indicible »[6]. Mais son corps ne plie pas. Lui aussi, il ne le laisse pas tranquille.

Critique du patriarcat

La fuite se révèle la seule solution possible face à cette « série de défaites »[7] sur lui-même. « Ce que je ne savais pas encore, c’est que les insultes et la peur allaient me sauver de toi [de son père], du village, de la reproduction à l’identique de ta vie. Je ne savais pas encore que l’humiliation allait me contraindre à être libre. »[8]

É. Louis devient « transfuge de classe par vengeance »[9] plus seulement aux dépens de son père, « mais contre le monde entier »[10] orientant sa lutte contre la domination des classes politiques gouvernantes qui oppriment les plus faibles. Mais à suivre Jacques-Alain Miller, nous pouvons dire que « plus l’Autre grossit, plus le sujet s’amincit, plus il se vide »[11]. À porter les idéaux d’un combat sociologique donnant forme à la violence, la responsabilité du sujet en tant qu’il est habité par un mode de jouir particulier s’estompe. Car, sous le voile, É. Louis laisse entrevoir la « mélancolie du combat »[12]. Fuir, changer de nom, de gueule, de classe, devenir écrivain, comédien n’ont finalement pas suffi pour faire nouage. É. Louis confesse dans sa dernière pièce de théâtre, The Interrogation[13] : « Je suis ici sur scène et je ne veux pas être ici. Je suis fatigué de cette éternelle recherche de présence, de liberté, de moi-même »[14]. À vouloir faire « suinter » la vérité en affrontant encore et encore l’ordre patriarcal, le sujet s’égare, car c’est davantage l’Autre qui est convoqué que l’Autre à soi-même porteur de jouissance.

[1] Louis É., En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Seuil, 2014, p. 39.
[2] Gutermann-Jacquet D., « le pédé et le prolo. Figures de rebut et traitement littéraire de la haine du corps », Le Diable probablement, n°11, 2014, p. 54.
[3] Louis É., Combat et métamorphose d’une femme, Paris, Seuil, 2021, p. 40.
[4] Louis É., Changer : méthode, Paris, Seuil, 2021, p. 148.
[5] Louis É., Qui a tué mon père, Paris, Seuil, 2018, p. 34.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris 8, cours du 13 décembre 1989, inédit.
[7] Louis É., En finir avec Eddy Bellegueule, op. cit., p. 184.
[8] Louis É., Changer : méthode, op. cit., p. 38.
[9] Louis É., Combat et métamorphose d’une femme, op. cit., p. 70.
[10] Louis É., Changer : méthode, op. cit., p. 113.
[11] Miller J.-A., « L’envers de Lacan », La Cause freudienne, n°67, octobre 2007, p. 134.
[12] Lasserre G., « ‟The interrogation” ou la mélancolie du combat », Le Club de Mediapart, 20 mai 2022, disponible sur internet : https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/190522/interrogation-ou-la-melancolie-du-combat.
[13] Louis É., Rau M., The interrogation, pièce de théâtre, France, 2021.
[14] Lasserre G., « ‟The interrogation” ou la mélancolie du combat », op. cit.

Image : © Fred Treffel