La promesse de la psychanalyse – Agnieszka Kurek

© Pascale Simonet – https://www.pascale-simonet.be/

Dans son argument pour le Congrès PIPOL 11, Guy Poblome interroge : « De quoi le patriarcat est-il le nom, pour chacun, singulièrement ? Qu’est-ce qui fait trou, traumatisme pour un sujet ? Comment cela inscrit-il un programme de jouissance qui lui est singulier et extime en même temps ? Comment un sujet bricole-t-il un symptôme, quel nouage peut-il construire, qui lui permette de répondre du réel ? »[1]

Comment sont fixées les frontières ?

Je rencontre T., un jeune sujet autiste qui crie lorsqu’il est angoissé. Il explique qu’il ne peut y voir clair. Il a une mémoire photographique et se souvient parfaitement de la ville où il a vécu jusqu’à l’âge de sept ans. En deux rendez-vous, il développe sa question centrale : « Comment sont fixées les frontières ? » Il raconte ensuite des situations problématiques avec ses copains et précise que quand ils se moquent de lui ou le taquinent, il essaie de ne pas y prendre garde. Après cet aveu, il se met à explorer le cabinet, frappe de petits coups pour voir comment naissent les sons en divers endroits, vérifie vers où vont les tuyaux, touche des murs, des radiateurs avec ses doigts. Comme s’il y avait, dans ces touchers, quelque chose de plus, du plaisir et de la réflexion, car il examine attentivement ses doigts. Il vérifie ce qui a changé depuis la dernière fois (à cause des travaux). Désormais, les séances se déroulent ainsi : il s’allonge sur le divan, raconte, avant de décider de quoi il va s’occuper.

S’il m’a fallu plus de vingt ans d’analyse pour arriver à la conclusion qu’il n’y a pas de rapport sexuel ; pour ce garçon, cela semble évident. Cependant, les gens doivent trouver des moyens pour coexister, car il n’y a rien de naturel à cela : les modèles culturels, si malmenés aujourd’hui, nous donnent une apparence – trompeuse – qui rend la vie insupportable, mais sans lesquels il serait impossible de construire une civilisation. À partir de la découverte de Freud et de l’enseignement de Lacan – en particulier du Séminaire XXIII Le Sinthome –, je peux accueillir autrement les questions de ce garçon, y percevoir l’effort pour se faire prendre au sérieux ; avec l’angoisse qui apparaît dans le corps lorsqu’il n’arrive pas à s’y retrouver dans un monde comblé par la parole des autres.

« La promesse du discours analytique est le contraire du discours de l’évaluation, c’est ‟Tu ne seras pas comparé.” »[2] À ce niveau se manifeste la différence absolue du soliloque d’un corps qui se jouit, ainsi que celle de son sinthome. Là où cela ne fait signe que pour lui, à partir de son réel ; T., à l’aide d’une carte, va d’un point à un autre, pointant, dans ce qui lui apparaît, ce qui ne va pas de soi. Cela ne l’est pas non plus pour nous, à la condition d’être décidés à suivre un chemin de la psychanalyse délesté de pathos phallique, qui, de s’obstiner à trouver du sens, ne fait qu’ajouter aux difficultés, les multipliant à l’infini.

La psychanalyse d’orientation lacanienne nous permet de ne pas généraliser, de ne pas proposer un : « Regarde comment font les autres », ce à quoi obligent d’autres orientations qui misent sur la conformité aux autres, à leurs normes et à leurs règles.

Aujourd’hui avec la thèse Neuro, on va même jusqu’à chercher dans l’imagerie de nos cerveaux pour y repérer la causalité des troubles psychiques. Les effets en sont de nous diviser toujours plus en classes et en catégories, comme si la ségrégation ne devait jamais finir ! Comme l’écrit Éric Laurent, « [c]es jouissances multiples fragmentent le lien social, d’où la tentation de l’appel à un Dieu unifiant. […] Le racisme en effet change ses objets à mesure que les formes sociales se modifient, mais, selon la perspective de Lacan, toujours gît, dans une communauté humaine, le rejet d’une jouissance inassimilable, ressort d’une barbarie possible »[3]. Ségrégation poussée à l’extrême, selon le régime de la nomination et de l’appartenance à un groupe – non pas de façon individuelle, mais par la soumission autoritaire à une idéologie. N’est-ce pas ce qui est en train d’advenir du mouvement trans : une réponse unique, une seule pour tous ?

Dans sa conférence à Genève sur le symptôme, Lacan déclare qu’il y a quelque chose à dire aux sujets autistes[4]. Je voudrais mettre l’accent sur ce que peut nous apprendre chacun d’entre eux comme parlêtre, sur la jouissance autistique du corps propre, hétéro à lui-même, sur la singularité de chacun dans la différence absolue d’un nouage sinthomatique des registres RSI. À chacun son sinthome, en dehors du père, en dehors du patriarcat, voilà la promesse de la psychanalyse.

[1] Poblome G., Clinique et critique du patriarcat, argument du congrès Pipol 11, publication en ligne : https://www.pipol11.eu/argument/.
[2] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », la Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 113.
[3] Laurent É., « Le racisme 2.0 », Lacan Quotidien, n°371, 26 janvier 2014, disponible sur internet.
[4] Cf. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 17.

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