Mon Crime de François Ozon, sororité version 2023 – Émilie Diallo

© Marie Van Roey – https://marievanroey.cargo.site/peintures

« [L]a question clinique de la critique du patriarcat suppose d’éclaircir ce qui viendra à la place du père – et encore plus : ce qui est déjà en train d’occuper cette place »[1]. Et si le dernier film de François Ozon permettait d’en apercevoir un certain abord ? Mon crime[2] clôt une trilogie sur la condition des femmes : « Huit femmes, c’était un film sur le renoncement du patriarcat […] Potiche, c’était l’avènement du matriarcat […] Et là, c’est un film sur le triomphe de la ‟sororité”[,] ce besoin de solidarité des femmes, de se battre entre elles »[3]. Drôle d’équivoque…

Martine Versel nous rappelait que la sororité était au départ un emblème du MLF[4] pour désigner la lutte commune de « sœurs séparées », pour l’égalité de leurs droits[5]. La sororité de #Metoo, c’est plutôt que toutes les femmes seraient victimes d’une oppression. Ce sont les violences machistes qui les rassemblent et qu’elles dénoncent. Le registre symbolique disparaît, les semblants du côté de la loi ne sont plus là, « l’inconsistance [de l’Autre] descend au niveau de l’identification »[6].

Les critiques du film sont emphatiques, le caractère loufoque fait beaucoup rire. Dans les années 1930, Madeleine, l’actrice, et Pauline, l’avocate, aimeraient faire carrière, mais n’y arrivent pas. Quand Madeleine se retrouve accusée du meurtre d’un homme, les deux amies saisissent l’opportunité d’une médiatisation judiciaire. Madeleine se déclare coupable, Pauline la représente. Elles soutiennent la légitime défense face à des hommes à peu près tous misogynes, caricaturaux dans leur position de pouvoir, et, par ces états, ridicules. La plaidoirie opère. Madeleine est acquittée, et les carrières des deux femmes décollent, non sans effets collatéraux. Humour, et peut-être aussi un brin de cynisme sont au rendez-vous.

Comment des femmes peuvent-elles tirer parti d’une situation d’oppression politique et sociale ? On les accuse à tort et on les rabaisse, elles font entendre leur voix et revendiquent la nécessité de la violence. Toute grande avancée sociale ne se fait effectivement peut-être pas sans violence. Elles défendent donc l’action violente, alors même qu’elles n’y ont pas recours : elles savent jouer des semblants, des équivoques ; nous rions. Quelle sororité inventive !

Cependant, l’humour frôle par moment le cynisme. Les signifiants femme et homme s’opposent dans les dialogues : cela fuse. Aucun des personnages, qu’il soit féminin ou masculin, n’est innocent. Chacun veut jouir, beaucoup veulent notamment s’enrichir et ne s’en cachent pas. Et si Madeleine et Pauline savent nous entraîner dans leur cause, elles sont parfois dépassées. « Je crois que mon crime est en train de tourner la tête de toutes les femmes », dit Madeleine. Le côté obscur de la sororité, avec ses identifications imaginaires mortifères, monte sur scène. On l’entend dans le titre même du film, ou dans la réquisition de l’avocat général pour la peine de mort : « Nous vivons une époque effroyable […] Les femmes, ces dernières années, nous suppriment avec un sans-gêne[…] Je suis marié et ma femme m’a juré que si jamais je la trompais elle me trancherait la gorge »[7].

Jouer avec les discours et les mots permet aux deux héroïnes de virevolter dans la vie, là où les autres personnages restent collés à leur objet et à sa cause, pourrait-on dire avec Céline Poblome-Aulit[8]. La sororité version 2023 a de multiples facettes, dans un monde où chacun doit davantage inventer ses propres solutions pour faire avec le non-rapport.

[1] Carbonell N., « Les solutions avec ou hors du père », Nobodaddy, Blog Pipol 11, 26 février 2023, disponible en ligne : https://www.pipol11.eu/2023/01/26/les-solutions-avec-ou-hors-du-pere-neus-carbonell/.
[2] Ozon F., Mon Crime, film, France, Mandarin Cinéma, 2023.
[3] Cf. « Rencontre : ‟Mon crime”. Interview exclusive de François Ozon, Rebecca Marder et Nadia Tereszkiewicz », Club fans de culture, France.tv&vous, vidéo disponible en ligne : https://www.francetelevisions.fr/le-club/le-club-fans-de-culture/rencontre-mon-crime-16205.
[4] Mouvement de libération des femmes.
[5] Cf. Versel M., « Sœurs, mais presque », Grandes assises virtuelles internationales de l’AMP, disponible en ligne : https://www.grandesassisesamp2022.com/soeurs-mais-presque/.
[6] Miller J.-A., in Miller J.-A. et Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », cours du 4 décembre 1996.
[7] Ozon F., Mon Crime, op. cit.
[8] Cf. Poblome-Aulit C., « Le semblant, contre-attaque du patriarcat », Nobodaddy, Blog Pipol 11, 31 mars 2023, disponible en ligne : https://www.pipol11.eu/2023/03/30/le-semblant-contre-attaque-du-patriarcat-celine-poblome-aulit/.

Image : © Marie Van Roey