Autoritarismes – Domenico Cosenza

Au-delà de l’autoritarisme thérapeutique : un discours qui exclut la domination

La crise d’autorité qui caractérise le monde contemporain, représenté par différentes figures et fonctions, a été dévoilée par la psychanalyse depuis son origine. L’hystérique, avec qui Freud a lancé la talking cure, se présentait comme un sujet traversé par un symptôme, ingouvernable : que ce soit par l’autorité patriarcale centrée autour du pouvoir du pater familias ou par l’autorité du savoir scientifique de l’époque.

Avec de telles défaillances, incarnées par l’impuissance du père et du psychiatre à répondre à l’énigme incarnée par son symptôme, l’hystérique ouvrait une brèche en donnant vie à un nouveau discours qui rendit centrale la fonction du sujet divisé. Dans l’hystérie se joue un mouvement ambivalent : le démasquage du père ou de toute figure d’autorité s’allie à son sauvetage, soit à la condition que le maître en jeu se présente sous la forme d’un « maître sur lequel elle règne »[1], comme le dit Lacan dans Le Séminaire, livre XVII.

Confronté au discours de l’hystérique, Freud voyait alors deux voies s’ouvrir devant lui : faire taire ce discours, en répondant au versant suggestif de la demande qui vise à retrouver un maître ; ou alors donner la parole à ce discours, afin de permettre au sujet d’articuler la question gisant au cœur de sa souffrance.

La première voie, que Freud emprunta lui-même dans ses approches pré-analytiques dans les cures de patientes hystériques, était donc celle de l’usage autoritaire du pouvoir suggestif de la parole du thérapeute (suivant ainsi les expériences les plus illustres de son époque, de Charcot à la cure hypnotique de Bernheim) – qui est à la base de tout autoritarisme thérapeutique. C’était un chemin pour reporter sous l’égide du maître l’insubordination hystérique.

Mais Freud s’est rendu compte que la suggestion n’a pas de pouvoir suffisant pour avoir une incidence durable sur le réel du symptôme hystérique : l’insubordination hystérique ne se prête pas durablement au retour sous l’autorité du maître. La seconde voie fut donc celle que Freud décida d’emprunter, en suivant dans le discours de l’hystérique lui-même les signifiants-maîtres qui révèlent la dimension inconsciente à la base de ses symptômes. Comme l’a récemment souligné Miquel Bassols[2], c’est avec cet acte que Freud a ouvert la voie à une forme inédite d’autorité, celle du discours analytique. Autorité qui, comme le souligne Lacan et comme l’a mis en relief plusieurs fois Jacques-Alain Miller, est le propre du discours analytique. Cette autorité est bien propre au discours analytique, car celui-ci, à la différence des autres discours, « exclut la domination »[3] – et c’est d’ailleurs pour cela qu’il ne peut être enseigné.

Au-delà du patriarcat : la racine de l’autorité (et de l’autoritarisme) n’est pas dans le père mais dans le langage

Le jeune Freud admettait, même avant d’inventer la psychanalyse, qu’il y a un pouvoir dans la parole, une magie de la parole qui, quand il est utilisé, produit des effets de changement surprenants. Son effort, avec le lancement de la pratique psychanalytique, sera de permettre un traitement par la parole qui réduise au maximum la part inéliminable de suggestion que ladite parole comporte de structure – suggestion sur laquelle prospèrent la magie et les thérapies autoritaires suggestives –, mettant plutôt en avant les portées symboliques et révélatrices de son fonctionnement. C’est ce qui permet à l’analysant d’atteindre et de reconnaître, dans la répétition du symptôme, les signifiants-maîtres auxquels il est assujetti et qui exercent une autorité inconsciente et inexorable sur lui.

Lacan, d’ailleurs, nous permet d’attraper cet aspect plus radicalement que Freud, resté quelque peu soumis à la religion du père, et à la croyance dans la loi œdipienne du père comme dernier mot du processus de construction de l’autorité. C’est d’ailleurs ainsi que, dès ses débuts, le même Lacan, dans son texte de 1938 « Les complexes familiaux… », situe le « déclin social de l’imago paternelle »[4] comme concomitant à la naissance de la psychanalyse[5].

Par la suite, tout au long de son enseignement, il ramènera toujours plus l’autorité du père aux lois du langage et à la fonction de nomination. Et au-delà du père, s’il y a donc le langage qui domine la vie de l’être parlant, plus que ce que cela semble vouloir dire au sujet (son élucubration de savoir S1-S2), il y a ce qui le commande silencieusement, de manière impérative et hors sens (S1). C’est sans doute de cette manière que nous pouvons lire la phrase de Lacan dans « Subversion du sujet… », où il affirme : « Le dit premier décrète, légifère, aphorise, est oracle, il confère à l’autre réel son obscure autorité »[6].

Il y a donc le S1, qui dirige la vie du parlêtre et qui confère son obscure autorité aux autres réels (dont le père, justement) qui constellent le cadre de la relation du parlêtre à l’Autre. Cette autorité n’est cependant pas conférée du lieu d’une quelconque garantie, et elle ne peut par conséquent s’exprimer qu’à travers une certaine imposture – que le père ne peut donc incarner que comme semblant.

L’autoritarisme du père et au-delà du père

Ces considérations nous permettent d’attraper, dans l’enseignement de Lacan, l’état d’avancée de la déconstruction du patriarcat comme noyau central de l’ordre familial et social fondé sur l’autorité incontestée du père. Dans le même temps, cela nous permet aussi de ne pas tomber aveuglément dans ce qui serait de vouloir faire du père l’unique cible des critiques à l’égard de l’autoritarisme du pouvoir politique. Nous risquerions là de rencontrer le destin que Lacan prédisait aux contestataires de Mai 68 : mettre à bas le maître du moment pour installer, sans le savoir, un autre maître au pouvoir, peut-être pire que le premier.

Si le patriarcat est peut-être une longue saison historique de l’aventure de la société humaine, et de la famille, qui s’en va vers son déclin, il n’en demeure pas moins qu’une certaine nostalgie du père s’impose à notre époque sous la forme de fondamentalismes en tout genre. Et il ne s’agit pas simplement de fondamentalismes religieux : c’est aussi le scientisme qui se répand, ou encore le populisme que l’on voit resurgir des cendres de chacune des crises socio-économiques. Dans tous les cas, il s’agit de situations où, sous des formes très variées, se réaffirme la figure d’un Autre qui vient recouvrir l’absence de garantie structurale au lieu de l’Autre.

C’est ainsi que l’autoritarisme s’affirme, comme le souligne M. Bassols : quand l’autorité se dégrade et que l’horreur de l’absence de garantie dans l’Autre pousse à instaurer un nouvel Autre de l’Autre. En ce sens, les démocraties dites autoritaires ou illibérales d’aujourd’hui trouvent un cadre dans lequel se faire une place. Mais aussi, et dans le même temps, il y a l’intransigeance idéologique que nous trouvons souvent présente dans les discours venant des représentants du mouvement woke – ces discours qui alimentent la cancel culture et qui stigmatisent comme patriarcal tout autre discours mettant leurs positions à l’épreuve des critiques. Ces discours, en tant qu’ils sont proférés d’un lieu d’une vérité indiscutable, produisent l’effet d’une résurrection de l’autoritarisme qu’ils combattent pourtant dans leur attaque du patriarcat. Comme dans le mythe d’Actéon, ils finissent par se faire dévorer, devenant eux-mêmes la proie qu’ils sont en train de chasser.

Traduction : Lionel Vallat
Relecture : Eleonora Renna

Image : @Emmanuel Kervyn

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 150.
[2] Bassols M., Autoridad y autoritarismo, Madrid, RBA Libros, Gredos, 2022.
[3] Miller J.-A., « Nullibiété – Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 4 juin 2008, inédit.
[4] Lacan J., « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 60.
[5] Cf. ibid., p. 61.
[6] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1999, p. 808.