La nuit des pères de Gaëlle Josse – Valérie Binard

© Élodie Cognioul – https://elodiecognioul.be/

« À l’ombre de ta colère, mon père, je suis née, j’ai vécu et j’ai fui. Aujourd’hui, me voici de retour. J’arrive et je suis nue. Seule et les mains vides. »[1]

C’est à la suite d’un appel de son frère que la narratrice revient, à contrecœur, dans le village des Alpes où elle a grandi. « J’arrive et déjà le souvenir de ta voix cogne dans ma tête. Tu ne seras jamais aimée de personne. Tu m’as dit ça un jour, mon père. Tu vas rater ta vie. Tu m’as dit ça, aussi. De toutes mes forces, j’ai voulu faire mentir ta malédiction. »[2]

Son frère lui apprend que leur père a « la maladie de l’oubli », des trous de mémoire et des confusions qui présagent du pire. Des souvenirs lui reviennent alors. Son père était guide de haute montagne passionné, tyrannique, mutique, parfois violent, aux humeurs imprévisibles et particulièrement dur avec sa fille. Il était aussi un homme estimé dans son village. Elle décrit avec poésie et justesse la douleur d’exister des enfants devenus adultes, qui ont grandi et se sont construits à l’ombre de la figure d’un père féroce.

Son frère est kinésithérapeute, il console et soigne, mais il « cache de solides échardes sous la peau, il ne faut pas trop les toucher, elles affleurent en transparence »[3], comme « l’écharde dans la chair »[4] dont parle Lacan. Elle, qui est « pleine de chaînes et de clous à l’intérieur »[5], est devenue réalisatrice de films documentaires sur les fonds marins. Après avoir essayé en vain de se faire aimer par son père, elle a fui la montagne : « C’était ça ou mourir étouffée, enterrée vivante sous tes emportements, cernée de montagnes »[6].

Un soir, le père, qui prend conscience du délitement de sa mémoire, parle enfin à ses enfants. Il leur raconte ce qui s’est passé dans sa jeunesse, là-bas, en Algérie. Il révèle l’horreur de la guerre qui l’a meurtri, la barbarie dont il a été témoin et qu’il n’a pas pu empêcher. « Je n’ai rien dénoncé, dit-il, je suis seulement rentré et je me suis tu. C’est un regret, une honte qui ne m’a jamais lâché. »[7] Et il est toujours, écrit-elle, immergé dans cette nuit, à laquelle s’ajoute cette autre nuit dans laquelle il est en train de rentrer.

Dans ce livre, la narratrice fait appel à son père : « Aurai-je traversé toute ta vie comme une ombre ? »[8] Les paroles ultimes, que ce vieil homme vulnérable, aux portes de l’oubli et de la mort, accorde à ses enfants, s’avèrent néanmoins être un don qui humanise le père et apporte à sa fille un certain apaisement, lui permettant de renouer avec son histoire.

Avec une écriture délicate, sensible et poétique, Gaëlle Josse explore, dans ce texte à vif, les ravages du non-dit, du déni de l’inconscient et l’ambivalence des sentiments filiaux. Elle témoigne de la façon dont chacun des enfants a porté la charge douloureuse du traumatisme inassimilable, hérité du père. Elle tente de nommer, de cerner ce qu’il en est du réel contre lequel se cogne sa famille.

On peut choisir de confier sa douleur de vivre à un psychanalyste et contrer ainsi la malédiction – ce qui est mal dit – par un bien-dire, d’où se dégage une responsabilité subjective. Cet engagement permet au sujet de moins subir sa vie et d’accéder à un savoir inconscient, à une vérité singulière. Le transfert, c’est de l’amour qui s’adresse au savoir, comme le dit Lacan[9].

La psychanalyse ne vise pas la fuite, l’oubli et l’enfouissement de l’intime. La présence du psychanalyste, la façon dont il écoute, dont il reçoit la parole et l’interprète, donne à l’histoire de l’analysant une autre dimension. Une porte peut alors s’ouvrir, qui permet au sujet de trouver en lui-même une solution au réel insupportable qu’il a rencontré et d’obtenir ce plus de vie que nous appelons le désir.

[1] Josse G., La nuit des pères, Paris, Noir sur Blanc, coll. Notabilia, 2022, p. 11.
[2] Ibid., p. 12.
[3] Ibid., p. 19.
[4] Lacan J., « Jeunesse de Gide », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 757. Cité par Jacques-Alain Miller lors de sa présentation de Lacan Redivivus à la librairie Mollat de Bordeaux, le 5 février 2022. Conversation reprise dans La Cause du désir, n°111, juin 2022, p. 61-84.
[5] Josse G., La nuit des pères, op. cit, p. 18.
[6] Ibid., p. 93.
[7] Ibid., p. 139.
[8] Ibid., p. 35.
[9] Cf. Lacan J., « Introduction à l’édition allemande des Écrits », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 557-558.

Image : © Élodie Cognioul