To nobodaddy – Céline Menghi

@ Frédéric Swoboda – https://www.swoboda.be/fr

« William Blake es uno de los hombres más extraños de la literatura.
Fue el menos contemporáneo de los hombres. »
J. L. Borges

Éternelle, la tension des humains vers Dieu…Père. Il déçoit. On y croit. Il s’évapore. On le restaure au cœur de l’être, en politique. Au mieux, on s’en passe pour s’en servir[1]. Au pire, la nostalgie du patriarcat finit par engendrer les nationalismes, les racismes, dont le paradigme est celui qui se heurte à la jouissance féminine « en dehors de la machinerie de l’Œdipe »[2]. Dieu, père, patriarcat, patrie, « un océan de fonctions, de dysfonctionnements, de fonctionnaires et de criminels »[3]. Identité et Woke. Nation et frontières. Manipulation de la loi et hors-la-loi. Pouvoir et guerre. Mafia et pape. Silence et Église. Nous naviguons au beau milieu de productions de dystopies. Et Blade runner sera obsolète, comme il l’était déjà en 1982, si l’on songe à la dette que Ridley Scott doit non seulement à John Milton et Mary Shelley, mais aussi à William Blake. Tiré du livre America a Prophecy, le poème « Fiery the angels rose », transposé dans Fiery the angels fell, sert d’incipit au film. Un monde nouveau : pour les puritains de W. Blake, l’Amérique ; pour les Américains de la dystopie de 2019, les colonies à venir. W. Blake inspire la Beat generation. Patti Smith chante The Tyger. Allen Ginsberg le lit à un rythme frénétique. Et voici le tigre, figure du cynisme humain, à qui W. Blake demande : « Qui eut la force de forger ta symétrie terrifiante ? »[4]

Contre la propagande de l’élégante culture d’Oxford et Cambridge, W. Blake ne participe pas à la dissidence rationaliste qui est passée du trinitarisme au déisme. D’autres élans anti-Lumières l’orientent vers « l’antirationalisme qui prenait les formes de l’illumination, des rituels maçonniques »[5]. Génie atypique, colérique, mélancolique, esprit révolté[6] mystique, tel que le dépeint Daniel Thierry[7], ses parents avaient compris qu’il ne pourrait pas suivre un parcours scolaire ordinaire. Opposé au capitalisme, à la possessivité dans le mariage, il promeut les droits des femmes et conçoit les liens amoureux sur base des émotions et des pulsions. Ce « Liberty boy, […] fidèle ‟Fils de la liberté” »[8], affirme que ceux qui repoussent leur désir ont un désir trop chétif. Ses maîtres : Dürer et Michel-Ange.

Lecteur assidu de l’Ancien et du Nouveau Testament, W. Blake abhorre le moralisme de l’Église : « Avec les pierres de la Loi, ils ont érigé des prisons ; avec les briques de la Religion, des bordels »[9]. Son Dieu est Satan, plus tortionnaire maléfique qu’assassin. Dieu jaloux qui abandonne – « aucun père n’était là »[10] – et dont il esquisse les œuvres et les noms. Urizen, est ainsi un des noms de « l’architecte divin », nom aux hypothèses étymologiques variées : your reason, raison ; horizôn, du grec horizein, délimiter – « la Raison n’est rien d’autre que la frontière ou le cercle extérieur de l’Énergie »[11]. En découle, chez W. Blake, une perception cyclique de l’existence, où les obscurités de l’expérience générative pèsent sur l’innocence lumineuse, et où la réalité humaine est l’union apocalyptique entre des infinis et des contraires – et dont Dieu est l’unité.

Poète et graveur, il grave ensemble écriture et dessin dans un équilibre entre verbe et image. Il ne représente pas ce qu’il voit, mais il représente « à travers les yeux », par le média de visions terrifiantes, et ce, depuis qu’il est enfant. « Sa capacité à voir, ou plutôt son incapacité à ne pas voir, sous toute chose terrestre, le symbole d’une réalité spirituelle, aurait une explication héréditaire »[12] : la faculté visionnaire de sa grand-mère celte. Son frère Robert y a aussi contribué : mort, il lui parle la nuit. Il lui doit sa métaphysique : « J’entends ses conseils, et aujourd’hui encore, j’écris ce qu’il me dicte. »[13]

To nobodaddy. A babbonemo[14], comme le traduit Giuseppe Ungaretti qui a consacré « sept lustres » à W. Blake, et qui affirme, citant Thomas Stearns Eliot, que : « La poésie de Blake a l’incommodité de la grande poésie »[15]. Inégalé quant au « miracle de la parole », W. Blake ne s’oppose pas seulement à la philosophie et à la science empirique de Isaac Newton et de John Locke, il subvertit aussi le langage commun au moyen de néologismes et de jeux de mots[16].

Nobodaddy apparaît plus d’une fois dans son œuvre : dans « Il bimbetto sperso/Le petit garçon perdu/The little boy lost », dans « Il bimbetto ritrovato/Le petit garçon retrouvé/The little boy found », tirés des Songs of Innocence and Experience, et dans le Manoscritto Rossetti/le Manuscrit Rossetti/ The Rossetti Manuscript : « Le vieux Nobodaddy rota et toussa. Et il dit : ‟J’aime pendre, arracher, écarteler, autant que mener la guerre ou massacrer” »[17].

Chez W. Blake, nombreuses aussi sont les références au texte biblique[18] : Job 26 :11 : « Les colonnes des cieux sont ébranlées, frappées de stupeur quand il menace » ; L’Apocalypse 6 :12 : « Et ma vision se poursuivit. Lorsqu’il ouvrit le sixième sceau […] la lune devint tout entière comme du sang » ; aussi 9 :2 : « Il ouvrit le puits de l’Abîme » ; et encore 9 :11 : « À leur tête, comme roi, elles ont l’Ange de l’Abîme, il s’appelle en hébreu : ‟Abaddôn”, et en grec : ‟Apollyôn” »[19]. Abaddôn devient Nobadada… et enfin, Nobodaddy.

Le 12 octobre 1968, Lacan déclare : « La cicatrice de l’évaporation du père, c’est ce que nous pourrions mettre sous la rubrique et le titre général de la ségrégation […] qui caractérise notre siècle […] [et] qui ne fait que multiplier les barrières »[20]. La clinique nous confronte aujourd’hui à une telle cicatrice. Une mère indique à son enfant une étoile faisant fonction de père : compliqué de lui expliquer qu’un spermatozoïde cryoconservé a migré dans l’ovaire. Un réel inédit par rapport auquel – même si pas-tout n’est du ressort de la science – nous ne détenons aucun savoir, comme pères ou parrains. Et plutôt que d’une jouissance ou d’un désir selon le discours du maître, nous nous faisons « dociles » aux versions possibles du daddy, un daddy nobody, papa-personne, sans corps. Il y a là un pari, à condition de savoir que « nous n’avons plus aucune espèce d’idée de ce qui pour nous tracerait la voie du Bien »[21], et que la patrie doit être inventée sinthomatiquement.

W. Blake n’est pas contemporain de son époque. Tout comme les psychanalystes, il est transgénérationnel.

[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 136.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 2 mars 2011, inédit.
[3] Ceronetti G., Per le strade della Vergine, Adelphi, Milano, 2016. Traduction libre, « un mare di funzioni, di disfunzioni, di funzionari e di criminali ».
[4] Blake W., Tyger, in Ungaretti G., Visioni di William Blake, Mondadori, Milano, 2020, p. 39. Traduction libre, « Ch’ebbe la forza di formare la tua agghiacciante simmetria ? »
Voici la version originale de la dernière strophe de ce poème de W. Blake, dont est tirée la présente citation : « Tyger Tyger burning bright, In the forest of the night : What immortal hand or eye, Dare frame thy fearful symmetry ? »
Nous en proposons la traduction suivante : « Tigre, tigre brûlant de lumière, Dans la forêt de la nuit : Quelle main ou quel œil immortel, Osa élaborer ton effrayante symétrie ? »
[5] Thompson E. P., Apocalisse e rivoluzione, R. Cortina, Milano, 1996, p. 176. Traduction libre, « l’antirazionalismo che prendeva le forme dell’illuminazione, dei rituali massonici ».
[6] En français, dans le texte.
[7] « William Blake (1757-1827), le génie mystique », France culture, 11 décembre 2022, disponible sur internet : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-art-est-la-matiere/william-blake-1757-1827-le-genie-mystique-1308237.
[8] Gilchrist A., in Thompson E. P., op. cit., p. 176. Traduction libre, « Liberty boy, […] ‟fedele Figlio della libertà” ».
[9] Blake W., Proverbi infernali, in Ungaretti G., op. cit., p. 127. Traduction libre, « Con le pietre della Legge hanno alzato Prigioni ; coi mattoni della Religione, Bordelli ».
[10] Blake W., Il bimbetto sperso, in Ungaretti G., op. cit., p. 37. Traduction libre, « no father was there ».
[11] Blake W., La voce del diavolo, in Ungaretti G., op. cit., p. 121.  Traduction libre, « la Ragione non è che il confine o il cerchio esterno dell’energia ».
[12] Dodsworth E., W. Blake, Il matrimonio del cielo e dell’inferno. Canti d’innocenza e altri poemi, Carabba Editore, Lanciano, 2011, p. 5. Traduction libre du traducteur. « La sua facoltà di vedere o piuttosto la sua incapacità di non vedere ogni cosa terrestre se non come simbolo di una spirituale realtà avrebbero [una] spiegazione ereditaria ».
[13] Ibid., p. 8-9. Traduction libre du traducteur. « Io odo i suoi consigli e anche ora scrivo cio che mi detta ».
[14] Blake W., A babbonemo, in Ungaretti G., op. cit., p. 9.
[15] Ungaretti G., Visioni di William Blake, op. cit., p. 9. Traduction libre du traducteur. « La poesia di Blake ha la sgradevolezza della grande poesia ».
[16] « pun » dans le texte.
[17] Ibid., p. 73. Traduction libre du traducteur. « Il vecchio Babbonemo [ ] ruttò e tossì. E disse ‟Mi piace impiccare, strappare, squartare, quanto il muovere guerra, o massacrare” ».
[18] Nobodaddy : Through the Bottomless Pit, Darkly, By L. Edwin Folsom, https://bq.blakearchieve.org/9.2.folsom.
[19] La Bible de Jérusalem, pour toutes les citations bibliques.
[20] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, 2015, p. 8.
[21] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 15 janvier 1974, inédit.

Traduction : Éric Mercier
Relecture : Lionel Vallat

Image : @ Frédéric Swoboda