Je voudrais consacrer ce texte à une réflexion sur la conception du langage dans la théorie du genre. La difficulté de ce projet ne m’échappe pas étant donné que le « gender » est le dernier grand message idéologique en Occident.
Pour en définir plus largement l’enjeu, je dirai que la linguistique a fait dans l’après-guerre un pas décisif en considérant que l’étude du langage procurait à diverses disciplines sociales – le structuralisme – un outil permettant un véritable changement épistémologique : on pouvait construire une science de la culture. Dès lors une science galiléenne de la langue était possible dans les termes d’Alexandre Koyré : avec un objet empirique et contingent, tout comme la physique, et comme elle, mathématisé (non pas au sens numérique, mais par l’utilisation de lettres hors sens, contraignantes).
Jean-Claude Milner a affirmé qu’il s’agissait d’une révolution de la pensée[1]. C’est pourquoi j’ai commencé par le cadre théorique de cette conception du langage, laquelle s’oppose, comme l’indique Éric Marty[2], à l’approche du langage dans la théorie du genre.
Cet important changement épistémologique a été éphémère en quelque sorte, puisque dès la fin des années soixante certains de ses représentants s’éloignaient du structuralisme, et Lacan y compris, qui en est venu à définir la linguistique comme une élucubration, bien qu’il ait conservé un grand intérêt pour le langage. Il l’a conceptualisé différemment. À l’inconscient « parle », il a ajouté « et il s’écrit ». Dans le même temps, le hors-sens en acte se trouvait inclus dans le sens même.
Malgré ces changements, Lacan a conservé la manière de penser la langue propre à Ferdinand de Saussure. Il soutenait comme lui qu’elle « est un système de signes ou de signifiants » à la valeur purement différentielle.
À partir des années quatre-vingt, le langage s’est trouvé appréhendé au contraire, dans la perspective du langage inclusif, comme une relation directe entre le mot et la chose, relation du mot au référent, purement lexical, comme une nomenclature. Le langage est pourtant bien plus étendu, il n’est pas composé uniquement de noms.
Le caractère social de la langue, l’union du signifiant et du signifié ne dépendent pas du libre choix de celui qui parle. Le sujet est parlé par la langue. Et malgré le fait que la langue soit constamment en train de changer, et même si chacun de nous lui donne « un petit coup de pouce, sans quoi la langue ne serait pas vivante »[3], ces changements ne sont pas volontaires.
D’un autre côté, d’après la linguiste Yana Grinshpun[4], invitée à l’émission de Studio Lacan « La police de la langue »[5], la langue n’est pas ségrégative, elle n’est pas intentionnelle. Le Mein Kampf de Hitler autant que La langue du IIIe Reich de Viktor Klemperer sont écrits dans la même langue allemande. Si les discours diffèrent, la langue reste la même. Cette linguiste considère qu’attribuer au langage une intention ségrégative, en lien avec la différence de genre par exemple, est pour le moins idéologique.
Une affiche d’un film de Disney annonçait : « Cruella, un escroc plein de talent », et Y. Grinshpun explique que le terme escroc n’est pas féminisable. Il signifie malhonnête, ou fraudeur, et son genre grammatical est masculin, mais d’un point de vue sémantique ce terme ne dit pas que seuls les hommes sont des bandits.
Elle a conclu son intervention en mettant en question le caractère performatif de la langue revendiqué par la théorie du genre, et en particulier par Judith Butler. Le langage n’est pas toujours performatif. Pour John Langshaw Austin, introducteur de la notion de performativité du langage, quelques actes de parole seulement sont performatifs. Ceux pour lesquels dire, c’est faire (comme jurer, par exemple). Pour le reste du langage, « il n’est pas suffisant de le dire pour que cela le devienne ».
La linguistique dépend – sans nécessairement le savoir – d’une proposition : la langue n’est pas une superstructure. Lacan, dans une note de bas de page, de son écrit « L’instance de la lettre… », indique que Staline fut le premier à l’affirmer catégoriquement. « On se souviendra – écrit Lacan – que la discussion concernant la nécessité de l’avènement d’un nouveau langage dans la société communiste a réellement eu lieu, et que Staline, pour le soulagement de ceux qui faisaient confiance à sa philosophie, l’a tranchée en ces termes : le langage n’est pas une superstructure »[6].
Aujourd’hui, cependant, tout repose sur la conviction de doxa que la langue est une superstructure, conviction ancrée dans un constructivisme social considérant qu’un pouvoir politique peut intervenir et intervient sur la langue. Dans la théorie du genre, ce pouvoir est le patriarcat, une forme de domination sur les femmes. Des processus sont postulés qui dépendent d’une détermination sociale, comme si le binaire nature/culture saturait la totalité des usages et des coutumes d’une société. Dans les termes mêmes de J.-C. Milner, cette vision sociologique « revient à affirmer que tout est superstructure, d’une infrastructure indéterminable (parce qu’on n’est plus marxiste) », et il ajoute qu’en outre « à l’infrastructure on ne touche pas, sous peine d’abominable révolution »[7].
Le dispositif sociologisant consiste à différencier deux règnes, celui des lois de la nature et celui de la culture. Il pose que la « perturbation » du genre se déplie dans le champ des interactions sociales à partir des espaces sociaux minoritaires. J. Butler considère que le concept de genre est une notion « qui provient de la sociologie »[8].
Le discours issu de la théorie du genre connaît un triomphe toujours plus affirmé. Cela ne veut pas dire qu’il ne rencontre pas de résistances ni que là où l’idéologie de genre semble dominer ne demeure pas une vision non seulement soumise à l’idée de la différence naturelle entre les sexes, mais aussi une hiérarchie maintenue des sexes et/ou des normes sexuelles discriminatoires. Ce n’est en rien la position de la psychanalyse, malgré que ses détracteurs parfois le lui attribuent.
[1] Milner, J.-C., « De la linguistique à la linguisterie » in Lacan, l’Écrit, l’Image, Paris, Flammarion, 2000.
[2] Marty, É., Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, Paris, Seuil, 2021.
[3] Lacan, J., Le séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 133.
[4] Grinshpun, Y. et Szlamowicz J., Le Genre grammatical et l’écriture inclusive en français, Observables, Revue de linguistique, n°1, juin 2011.
[5] www.youtube.com, Lacan Web Television, Studio Lacan n°44, La police de la langue.
[6] Lacan, J., Écrits, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Paris, Seuil, 1966, p. 496.
[7] Milner, J.-C., op.cit., p. 10.
[8] Butler, J., Défaire le genre, Paris, Ed. Amsterdam, 2006. (Cité par É. Marty, Le Sexe des modernes, op. cit., p. 22). É. Marty a inséré à cette même page, en note, la citation suivante de Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 47 : Ainsi, le concept de genre qui dérive du discours sociologique est étranger au discours de la différence sexuelle découlant du cadre référentiel lacanien et post-lacanien » (traduit par nous).
Traduction : Silvana Belmudes Nidegger
Révision : Jean-François Lebrun
Image : © Martine Souren