Le « patriarcat » vise la cause – Aurélie Pfauwadel

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« Patriarcat » est devenu, ces dernières années, un mot-slogan, un syntagme de lutte dont l’usage s’est répandu comme une traînée de poudre dans les milieux militants minoritaires, là où il était tombé en désuétude. Sa signification est floue et flottante – même les féministes ne s’accordent pas sur son sens –, mais l’on peut noter qu’à la différence des expressions « domination masculine » et « oppression des femmes » qui sont constatives, le terme « patriarcat » se veut explicatif et vise la cause[1]. De plus, le syntagme a une prétention à la généralité, il décrit une organisation « systémique » d’abus, alors que « machiste », « sexiste » ou « pervers narcissique » dénotent plutôt des inconduites individuelles.

Comment appréhender le nouveau succès de ce terme ? Ce signifiant, vidé d’un contenu conceptuel précis, fait l’objet d’appropriations multiples et contextualisées, dont il s’agira au prochain congrès Pipol d’interpréter les différents usages, aussi bien politiques que subjectifs et symptomatiques.

À la fin du Séminaire L’Angoisse, lorsque Lacan annonce qu’il parlera des Noms-du-Père – au pluriel –, il met en exergue un paradoxe dans la fonction qui est attribuée au Père d’après la doctrine analytique. « Dans le mythe freudien, le père intervient de la façon la plus évidemment mythique comme étant celui dont le désir submerge, écrase, s’impose à tous les autres. Est-ce qu’il n’y a pas là une contradiction évidente avec le fait évidemment donné par l’expérience que, par sa voie, c’est tout autre chose qui s’opère, à savoir la normalisation du désir dans les voies de la loi ?[2] »

Ce n’est pas sans raison, nous dit Lacan, qu’on a senti la nécessité, dans la psychanalyse, de conserver la dimension du mythe pour parler de la fonction paternelle : c’est qu’elle n’est pas purement logique ni symbolique. Lacan révise donc sa conception du Nom-du-Père : celui-ci ne doit plus être considéré comme cause dernière ni terme dernier. Le « père n’est pas causa sui »[3], car il est lui-même causé par un objet a.

Progressivement, c’est donc à l’objet cause du désir du Père que sera conférée la place centrale dans la structuration de la subjectivité. Lacan propose de s’avancer au-delà du mythe en prenant pour repère la question de la jouissance, du désir et de l’objet du père[4]. Comme l’indique Jacques-Alain Miller, la trajectoire de Lacan relativement au père scissionne à partir de là entre d’un côté une théorie de la nomination, et de l’autre, une théorie de l’objet puis du symptôme du père[5]. Telles sont les deux voies qu’explorent de façon remarquable les différents textes proposés par ce numéro de Nobodaddy.

[1] Cf. Delphy C., « Théories du patriarcat », in Hirata H. & al., Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000, p. 159-160.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 389.
[3] Ibid.
[4] Cf. Lacan J., « Introduction aux Noms-du-Père », Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 88.
[5] Cf. Miller J.-A., « Commentaire du ‟Séminaire inexistant” », Quarto, n°87, p. 6-7.

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