Le père : de la discordance à l’évaporation – Romain Aubé

© Emmanuel Kervyn – https://www.emmanuelkervyn.com/

Si les enjeux sociétaux modernes, avec les mobilisations qu’ils impliquent, donnent l’idée que la critique du patriarcat est neuve, se reporter à l’histoire de la psychanalyse fait apercevoir combien cette critique a quelques lettres de noblesse dans l’invention même de la psychanalyse, voire lui est intrinsèque – le cas freudien Dora, parmi tant d’autres, en témoigne bien.

Dès le début de son enseignement, Lacan a introduit une critique, au sens d’un examen au-delà du dogme, du père et de l’Œdipe. C’est ainsi qu’il a non pas rejeté le signifiant père, mais lui a fait subir une torsion, pour en démontrer cliniquement la fonction pour un sujet. Si la tentation moderne est grande de bannir certains signifiants au motif de prévenir d’éventuels dommages, il est plus affin à l’éthique des conséquences promue par l’orientation lacanienne de parier sur une subversion du signifiant plutôt que sur sa forclusion – laquelle ferait prendre le risque de voir son retour dans le réel.

Pour illustrer cette subversion lacanienne du père, nous prendrons appui sur deux tournants de son enseignement : Le Mythe individuel du névrosé et la « Note sur le père ». Si le premier met l’accent sur la carence fondamentale du père – au point d’en être un trait saillant corrélatif –, la seconde, énoncée après l’introduction des Noms-du-Père, met l’accent aussi bien sur l’évaporation du père que sur sa cicatrice.

Une discordance fondamentale

Dès 1952, Lacan rappelle que l’Œdipe a une « valeur de mythe »[1]. En le caractérisant ainsi, il indique déjà que le patriarcat (si on prend l’Œdipe comme pendant du patriarcat), pour qu’il existe, doit être chaque fois réinventé, notamment au titre de mythe individuel actualisé pour chaque sujet. Dans sa conférence, Lacan ajoute que « tout le schème de l’Œdipe est à critiquer »[2]. Il s’emploie effectivement à passer au crible ce qu’il en est de l’Œdipe, de son mythe, de son complexe. Ce faisant, sa critique le conduit à interroger ce qu’est le père en psychanalyse : « L’assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, où le symbolique recouvrirait pleinement le réel. Il faudrait que le père ne soit pas seulement le nom-du-père, mais qu’il représente dans toute sa plénitude la valeur symbolique cristallisée dans sa fonction. Or, il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable. Au moins dans une structure sociale telle que la nôtre, le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction, un père carent, un père humilié, comme dirait M. Claudel. Il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique. C’est dans cet écart que gît ce qui fait que le complexe d’Œdipe a sa valeur – non pas du tout normativante, mais le plus souvent pathogène. »[3]

La démonstration de Lacan s’appuie sur un non-recouvrement fondamental, celui du réel (ce qu’il appelle réel à ce moment-là) et du symbolique : tout du réel ne peut passer dans les mailles du symbolique. Ce non-recouvrement des registres a pour conséquence une discordance, une dysharmonie quant au rapport au père : sa fonction est discordante avec ce que le sujet perçoit du père « sur le plan du réel ». Lacan raille alors les théories normativantes du rapport au Père, celles qui font du Père le garant de la Loi, l’interdicteur en puissance qui saurait poser le « cadre ». En effet, il met en avant que le complexe d’Œdipe – complexe dont il fait ainsi la réponse, la construction du sujet à cette discordance structurale du père – a une valeur principalement pathogène. C’est novateur, mais affin à son rappel de l’Œdipe comme mythe. Se lit déjà le paradoxe qui en résulte : il est certes impossible de recouvrir pleinement le réel par la fonction symbolique et, néanmoins, il n’y a pas d’autre moyen que d’en construire un mythe, qui prend dès lors une valeur principalement pathogène. La discordance étant de structure, inhérente au langage, c’est le traitement qu’en fait le sujet qui est pathogène, non la discordance elle-même.

Notons que Lacan prend le soin d’indiquer que cette « image du père, toujours dégradée »[4], est frappée de carence et d’humiliation dans notre société, mais il ne le généralise pas à toutes les sociétés dans l’espace et le temps – il interprète là le malaise dans la civilisation concernant la forme du Père. Il fait une indication semblable dans sa note de 1968.

Une évaporation, avec cicatrice

Dans sa « Note sur le père », datée de 1968, Lacan revient sur le mythe d’Œdipe, un brin provocateur : « Tout le monde a l’air de dire que le mythe d’Œdipe, cela va de soi ; moi, je demande à voir. »[5] À nouveau, il accentue le caractère non généralisable du mythe œdipien. S’il répond, certes, au jésuite Michel de Certeau, qui vient d’indiquer l’accent mis par Freud sur les substitutions du Père plutôt que sur ses substituts, Lacan insiste cependant sur le rapport au père : « Il est tout à fait frappant de voir dans Freud le polymorphisme de ce qui concerne ce rapport au père. »[6] S’il n’évoque pas le polymorphisme du père, mais celui du rapport au père, c’est parce que le père est évaporé : « Je crois qu’à notre époque, la trace, la cicatrice de l’évaporation du père, c’est ce que nous pourrions mettre sous la rubrique et le titre général de la ségrégation. »[7] Évaporé, le sujet n’a dès lors affaire qu’à un rapport au père.

Les acceptions d’évaporation qu’offre le lexique permettent de l’entendre au-delà de la seule disparition. En chimie, l’évaporation est le passage d’un état à un autre, du liquide au gaz. Ce passage est spécifié comme « progressif ». Et si dans ce phénomène chimique le volume peut changer, la masse, elle, ne change pas. Cela signifie que le père a beau être évaporé, il n’en a pas moins, disons, d’importance – il a toujours autant de matière. On saisit alors que Lacan ne prophétise pas la disparition totale et soudaine du père en employant ce signifiant, mais il souligne son changement d’état, de statut. Il signale d’autant plus ce passage d’un registre à l’autre qu’il met l’accent sur les conséquences qui en échoient.

Dans sa phrase, Lacan laisse entendre que cette évaporation du père n’est pas neuve : le marqueur temporel « à notre époque » ne dit pas que l’évaporation n’a lieu qu’à notre époque, il dit seulement que la trace, la cicatrice de ladite évaporation prend la forme contemporaine de la ségrégation ; mais l’évaporation du père, elle, a laissé d’autres traces et cicatrices selon les temps, semble-t-il indiquer. C’est pourquoi nous pourrions dire que le mythe d’Œdipe n’est qu’une des façons d’habiller cette cicatrice, de l’hystoriciser : mythifier le père sur fond d’évaporation, c’est-à-dire d’autant plus signaler cette évaporation qu’elle a laissé une cicatrice.

Somme toute, les mutations sociétales du rapport au père ne témoignent-elles pas de ce passage d’un état à un autre ? La psychanalyse – et c’est peut-être ce qui fait aussi bien le contraste que la réponse au procès en faux qui lui est faite d’être patriarcale – ne fait pas fi des conséquences induites par l’évaporation du père, au rang desquelles la ségrégation.

[1] Lacan J., Le Mythe individuel du névrosé, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2007, p. 14.
[2] Ibid., p. 44.
[3] Ibid., p. 44-45.
[4] Ibid., p. 15.
[5] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8.
[6] Ibid.
[7] Ibid.

Image : © Emmanuel Kervyn