Ponciá Vicêncio, un nom à écrire – Raquel da Matta-Beauvais

© Nathalie Plisnier

Nom

Dans le premier roman de l’écrivaine Conceição Evaristo, traduit en français sous le titre Histoire de Ponciá[1], il est question de ce que Lacan a désigné en 1968 dans sa « Note sur le père » de la manière suivante : « Je crois qu’à notre époque, la trace, la cicatrice de l’évaporation du père, c’est ce que nous pourrions mettre sous la rubrique et le titre général de la ségrégation. »[2]

Le père, dont Ponciá se souvient à peine, est né après la fin de l’esclavage, mais en tant que fils d’ex-esclave, il a grandi dans « la terre des blancs » et a subi la même vie que ses parents.

Grand-père Vicêncio continuait de travailler après la fin de l’esclavage pour enrichir le Colonel Vicêncio. Un jour, il a assisté à la vente de quatre de ses enfants. Déclenchement de sa folie et passage à l’acte. Il a assassiné sa femme à coups de hachette, il s’est amputé le bras avant d’être empêché de mettre fin à sa propre vie. Plus qu’un membre du corps, ce dont l’esclavage l’a amputé, c’est de sa fonction de père.

La cicatrice s’inscrit également dans le nom. « Vicêncio », ce n’est pas le nom de famille issu de la transmission entre les générations, mais le nom de leur maître, le Colonel Vicêncio, ancien propriétaire de ses grands-parents.

Ce nom, Ponciá ne l’a jamais reconnu comme le sien : « Petite, elle avait l’habitude d’aller au bord de la rivière, et une fois arrivée, en se mirant dans l’eau, elle criait son propre nom. Ponciá Vicêncio ! Elle avait le sentiment d’appeler quelqu’un d’autre. »[3]

Grand-Père Vicêncio, le père et Ponciá, voilà trois générations marquées par le trou que l’esclavage a produit dans l’histoire familiale.

Adulte, Ponciá vit maintenant dans la ville, loin et sans nouvelles des siens. Elle passe sa journée assise au bord de la fenêtre à se rappeler son histoire. Sans mots pour dire l’histoire de sa famille, en l’absence de la fonction du père que Lacan désigne « en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir »[4], en absence d’une suppléance quelconque de cette fonction, c’est le vide qui fait retour sur son corps.

« Les premières fois que Ponciá Vicêncio sentit le vide dans sa tête, quand elle revint à elle, elle était hébétée […] Elle savait seulement que d’un moment à l’autre, c’était comme si un trou s’ouvrait en elle-même, formant une grande fente, à l’intérieur et en dehors d’elle-même, un vide avec lequel elle se confondait. »[5]

Écrire

L’auteure nous laisse deviner que l’héritage du grand-père promis à Ponciá se réalise dans sa folie.

Mais elle introduit dans sa narration, un autre chemin, parcouru par le frère de Ponciá. Luandi José Vicêncio accompagnait le père dans la terre des blancs. Après sa mort, il part dans la même ville que sa sœur. Sans savoir où elle est, il s’aventure d’abord à la recherche d’une nomination : il veut apprendre à lire et à écrire pour devenir soldat.

Pour rendre compte de la singularité de son travail littéraire, l’auteure forge le concept d’« escrevivência »[6], que le frère de Ponciá met en œuvre à la fin du roman.

Ce dernier a retrouvé sa sœur lors de sa première journée de travail en tant que soldat. Elle errait, riait et pleurait comme leur grand-père. À l’instant où il a retrouvé sa sœur en tant que lien et héritage d’une mémoire ignorée par les siens, « il a découvert qu’il ne suffisait pas de savoir lire ou signer son nom. De la lecture, il fallait tirer un autre savoir. Il était nécessaire d’autoriser le texte de sa propre vie ainsi qu’aider à construire l’histoire des siens »[7].

[1] Evaristo C., Ponciá Vivêncio, trad. L’Histoire de Poncia, Paris, Anacoana, 2015.
[2] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8.
[3] Evaristo C., Ponciá Vivêncio, Rio de Janeiro, Pallas, 2017, p. 18. [NDT L’auteure a choisi de traduire en français cette citation à partir du livre original.]
[4] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.
[5] Evaristo C., Ponciá Vivêncio, op. cit., p. 40. [NDT L’auteure a choisi de traduire en français cette citation à partir du livre original.]
[6] Néologisme inventé par Conceição Evaristo en 1995 à partir des mots « écrire » et « vivre », pour dire d’écrire le vécu du peuple afro-brésilien.
[7] Evaristo C., Ponciá Vivêncio, op. cit., p. 110. [NDT L’auteure a choisi de traduire en français cette citation à partir du livre original.]

Image : © Nathalie Plisnier