Actualités du matriarcat – Philippe Benichou

© Nathalie Plisnier

Proposé comme forme d’organisation politique susceptible de remplacer le patriarcat, le matriarcat fait l’objet de travaux, en particulier chez les féministes[1]. L’homme qui fut à l’origine de son étude comme fait historique se nommait Johann Jakob Bachofen. En 1861, il publie Le Droit maternel[2], une œuvre de plus de mille trois cents pages consacrées au matriarcat dont il situe l’existence préalable au règne du père dans l’Antiquité, à partir de sources écrites et archéologiques. Sa lecture des mythes lui fait retrouver les preuves du rôle prépondérant de la femme, et de la mère en particulier dans la préhistoire, l’existence d’une filiation matrilinéaire, voire l’existence de femmes menant les troupes militaires. Au commencement était le pouvoir de la Mère. Chez J. J. Bachofen cependant, nulle trace de militantisme en faveur de ce qu’il nomme gynécocratie. Son œuvre sera très critiquée, sur le plan de sa méthode abusant du mythe comme sur son recours à l’étymologie. Les ethnologues ont pointé sa confusion entre pouvoir maternel, fruit de son imagination, et organisation matrifocale, telle qu’on peut la trouver dans certaines sociétés.

Freud et Lacan le citeront cependant. Freud, dans « Totem et tabou », discutant de la prohibition de l’inceste, voit, dans la décision des frères de renoncer à la mère, une origine possible aux « institutions du droit maternel, identifiées par Bachofen, jusqu’à ce que ce droit fût relayé par l’ordre familial patriarcal »[3]. Lacan, lui, note que la tradition écrite, fondamentalement patriarcale, « n’éclaire qu’en frange – celle même où se maintient l’investigation d’un Bachofen – les matriarcats, partout sous-jacents à la culture antique »[4].

Un autre lecteur de J. J. Bachofen fera de l’ouvrage Le Droit maternel un des fondements de son interprétation du patriarcat, dont il fait une organisation politique issue de la victoire de la propriété privée sur la propriété commune caractérisant le matriarcat. On trouve sans doute dans le livre de Friedrich Engels publié en 1884, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État[5], la première critique polémique du patriarcat, l’auteur y déplorant que le renversement du droit maternel ait été « la grande défaite historique du sexe féminin »[6] et dénonçant la famille conjugale moderne « fondée sur l’esclavage domestique, avoué ou voilé, de la femme »[7].

Nous pouvons connaître l’actualité des études sur le matriarcat par la somme sur la question publiée par Heide Goettner-Abendroth[8] qui reconnaît sa dette envers J. J. Bachofen et les études marxistes, mais y dénonce cependant la persistance de préjugés masculins. Très engagée dans un féminisme dénonçant l’oppression patriarcale, elle nous fait voyager à la découverte de sociétés existantes sur les continents, à l’exception de l’Europe, sociétés qui survivent dans les franges, pour reprendre la formulation de Lacan précitée, et à partir desquelles elle dégage un certain nombre de points définissant le matriarcat :

  • des sociétés d’économie de partage, fondées sur la circulation des dons.
  • des sociétés horizontales et non hiérarchisées de parenté matrilinéaire.
  • des sociétés pacifiques dont l’organisation politique est basée sur le consensus et non sur le pouvoir d’un petit nombre.
  • des sociétés dont la religion est fondée sur le culte de la Divinité féminine.

De cette lecture, on ressort avec le sentiment que le bonheur est dans le Néolithique. Il nous revient en mémoire qu’Éric Laurent a pu dire qu’il n’y a pas de solution politique au non-rapport sexuel. Cela nous semble également s’appliquer au matriarcat comme projet, rêve tardif d’un âge d’or de sociétés sans Histoire.

[1] On en trouve une présentation récente dans l’ouvrage de Goettner-Abendroth H., Les Sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, Paris, Des Femmes, coll. Essais, 2019.
[2] Bachofen J. J., Le Droit maternel. Recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse et juridique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1996.
[3] Freud S., « Totem et tabou », Œuvres complètes, XI, Paris, PUF, 1998, p. 363.
[4] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 57.
[5] Engels F., L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Paris, Éditions sociales, Paris, 1972.
[6] Ibid., p. 65.
[7] Ibid., p. 82.
[8] Cf. Goettner-Abendroth H., op. cit.

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