« Fantasmes de pureté » – Florence Smaniotto

© Michèle Canivet

« Les symptômes dans la civilisation sont d’abord à déchiffrer aux États-Unis d’Amérique »
Jacques-Alain Miller, L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique.

Le roman de Philip Roth, La Tache[1], nous plonge au cœur des conséquences paradoxales du mouvement woke là où il a pris naissance, dans les universités américaines, et en révèle les liens étroits avec le puritanisme. Le destin tragique des personnages met aussi en évidence les impasses auxquelles conduit la volonté de se passer radicalement du père. Chacun est animé par un fantasme de réduire à néant la part non choisie de son existence, de se libérer de toute assignation de l’Autre, de se couper de son histoire pour devenir une pure volonté. Mais chacun est rattrapé par la tache dont il ne voulait rien savoir, au travers des trébuchements de la parole et des actes manqués.

Nous sommes en Amérique, en 1998. Coleman Silk, professeur émérite de lettres classiques à l’université d’Athena est accusé de racisme par deux étudiants noirs. Ces étudiants ne sont jamais venus à son cours, il ne sait pas qu’ils sont noirs. Un jour, il prononce cette phrase en classe : « Est-ce que quelqu’un connaît ces gens ? Ils existent vraiment, ou bien ce sont des zombies »[2]. Le mot anglais spooks signifie zombie, mais il peut aussi être employé dans un sens péjoratif pour désigner les noirs. Malgré ses efforts pour démontrer le caractère absurde de cette accusation, Coleman est mis en procès, lâché par ses collègues, attaqué par des groupes militants. Il en vient à démissionner. Pourtant, on découvre qu’il détient un secret qui aurait pu l’innocenter : il est lui-même un noir dont la couleur ne se voit pas, et il a choisi de masquer ses origines en se faisant passer pour un juif.

Il a pris cette décision et ce virage dans sa vie à l’âge de 20 ans, suite à la mort de son père, un père qui ne laissait rien transparaître de sa vulnérabilité et dont il n’était pas possible de contester l’autorité. Coleman aperçoit alors la façon dont il s’était fait docile au destin tracé pour lui par son père. D’abord déboussolé et terrifié, il est saisi d’une exaltation : libéré de son père, il veut se libérer aussi des souffrances que celui-ci a dû endurer en tant que noir, pour devenir un « moi à l’état pur »[3]. Le prix à payer pour cette liberté est énorme : il ne reverra plus jamais sa mère, son frère et sa sœur.

Alors que sa construction tenait depuis de nombreuses années, c’est sa parole qui le trahit, ce sont les mots qui lui échappent qui commencent à fissurer son camouflage : d’abord le mot spooks, puis le mot Blanche-Neige lâché à son avocat lors d’un désaccord entre eux.

Faunia Farley, avec qui Coleman entame une relation passionnée qui les mènera au désastre, fait exception à la série. Elle qui, dans son enfance et avec son ex-mari, a côtoyé le pire de l’être humain, préfère la compagnie des animaux : « Y’a bien des hommes enfermés dans un corps de femme, et des femmes enfermées dans un corps d’homme, pourquoi je serais pas une corneille prisonnière de mon corps ? Et alors là, pour dénicher le toubib qui va me délivrer comme on délivre les autres… »[4]. Faunia ne rêve pas de pureté, bien au contraire : « La souillure est en chacun. À demeure, inhérente, constitutive. […] C’est pourquoi laver cette souillure n’est qu’une plaisanterie. Et même une plaisanterie barbare. Le fantasme de la pureté est terrifiant. »[5]

P. Roth met en scène comment la volonté de se passer du père par une coupure radicale qui ne permet pas de s’en servir, conduit inexorablement au pire.

Le racisme et l’antiracisme se révèlent produire les mêmes conséquences et être soutenus par un même fantasme de pureté, un même refus de la tache inhérente à la condition humaine qui amène à loger le mal dans un autre désigné, déchaînant haine et ségrégations.

[1] Roth P., La Tache, Paris, Gallimard, 2002.
[2] Ibid., p. 18.
[3] Ibid., p. 151.
[4] Ibid., p. 232.
[5] Ibid., p. 327.

Image : © Michèle Canivet