Père d’August Strindberg, l’envers du patriarcat – Jean-Philippe Cornet

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En 2015, pour ses premiers pas au théâtre, Arnaud Desplechin met en scène Père[1], d’après une pièce de théâtre du même nom d’August Strindberg[2]. Écrite à la fin du XIXe siècle, cette pièce dénonce l’hypocrisie de la société patriarcale de l’époque et en révèle la cause.

Père met en scène un couple de bourgeois, un capitaine et son épouse, qui se déchirent autour de l’avenir de leur fille. Le capitaine veut qu’elle parte étudier en ville pour devenir institutrice, son épouse s’y oppose afin qu’elle soit artiste.

A. Strindberg dépeint un capitaine qui identifie la paternité à sa fonction génitrice, et en entrevoit les conséquences dramatiques. Devant un de ses hommes, accusé d’avoir abusé de la faiblesse d’une femme et de l’avoir mise enceinte, il accepte l’argument antique suivant : mater semper certa est, pater est semper incertus. Choquée par cet argument qui laisse une mère et son enfant sans père, son épouse dénonce l’injustice de la société patriarcale. Si rien ni personne ne peut dire avec certitude qui est le père d’un enfant, « comment le père peut-il avoir tant de droit sur l’enfant ? »[3], s’insurge-t-elle.

Confrontée à un mari qui ne veut pas qu’on touche à ses droits inaliénables, Laura retourne la logique de son mari contre lui-même. Alors qu’il pense que dans le mariage, « aucun doute n’est possible sur la paternité »[4], elle lui dit qu’il ne sait pas s’il est le père de Bertha. En fine logicienne, elle ajoute : « [c]e que personne ne sait, tu ne peux pas le savoir non plus »[5]. À partir de ce moment, elle introduit le doute dans l’esprit de son mari dont l’univers mental bascule dans la folie. Tout le monde lui ment et rien ne peut plus garantir qu’une parole ne soit pas trompeuse[6]. Il lui devient impossible de suivre le conseil de Goethe[7] que son médecin lui rappelle : « on doit accepter ses enfants de confiance »[8].

L’être du capitaine s’effondre. En lui apprenant qu’il n’est peut-être pas le père de sa fille, « quelqu’un est survenu, armé d’un couteau » et l’a « entaillé »[9] de la moitié de lui-même. Pour le capitaine, le sens de la vie et la vérité à laquelle il adhère s’évanouissent. Il n’entrevoit d’autre choix que de mourir et de tuer sa fille. En interrogeant la notion de père, A. Strindberg dévoile derrière une figure du patriarcat, celle de Saturne qui dévore ses propres enfants parce qu’on lui prédit qu’il sera dévoré par eux. En effet, Père s’ouvre sur le fantasme du capitaine d’être dans une cage, entouré de femmes qui, comme des fauves, rêvent de le déchirer à belles dents. La pièce se clôture sur un passage à l’acte accompagné de « l’idée morbide »[10] d’être un ogre qui veut dévorer sa fille. « Dévorer ou être dévoré »[11], voilà l’envers du patriarcat selon A. Strindberg.

[1] Desplechin A., Père, Pièce de théâtre, Comédie française/France culture, 2015. Disponible sur internet.
[2] Strindberg A., Père, Paris, L’arche, 1997.
[3] Ibid., p. 21.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 39.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 75-78.
[7] Cf. von Goethe J. W., « Vérité et poésie », Trad. par Porchat J., Œuvres VIII. Mémoires de Goethe, Paris, Hachette, 1862, p. 11, disponible sur Wikisource.
[8] Strindberg A., Père, op. cit., p. 53.
[9] Ibid., p. 79.
[10] Ibid., p. 81.
[11] Ibid.

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