Tár : de l’abus de pouvoir – Hélène Coppens

© Nathalie Crame

« Je suis le père de Petra »[1]. C’est ainsi que Lydia, cheffe du prestigieux orchestre symphonique de Berlin, se présente à l’enfant qui harcèle sa fille, Lydia menaçant cette dernière de façon obscène.

Dans ce film de Todd Fields, le personnage principal interprété par Cate Blanchett incarne une figure féminine complexe qui interprète notre monde contemporain du point de vue des discours sur le patriarcat et du wokisme. Lydia Tár est une femme en position de pouvoir, elle en use et abuse, tenant à ce qu’on l’appelle « maestro ». Le début du film nous la montre brillante, starifiée, arrivée là où peu de femmes arrivent. Par ailleurs, elle vit sa vie amoureuse homosexuelle ouvertement tout en réfutant violemment le discours woke lors d’une scène où elle affronte un jeune homme qui refuse de jouer Bach.

Une femme, comme un homme, peut jouir de la mauvaise façon du pouvoir qu’une place d’exception lui donne. Dans les critiques actuelles du patriarcat, les hommes sont mis en cause, accusés d’être favorisés par le système, au détriment des femmes. « Ce terme de patriarcat contient en lui-même ce qu’il dénonce. Avec lui, il n’est pas seulement question d’une problématique d’autorité du père – légitime ou pas – ni seulement de se défaire d’un pouvoir de protection. Il n’est pas seulement question de se révolter contre une loi trop répressive et contre un interdit. Il est question d’autre chose. Il s’agit de dénoncer un abus de pouvoir. »[2] Le fait que Lydia soit une femme dans ce film nous permet d’interroger cela. Serait-ce parce qu’elle est en position masculine, voire de père, que Lydia, comme le ferait un homme, se retrouve à abuser de son pouvoir ? Ou bien plutôt est-ce inhérent à l’effet du pouvoir sur les êtres parlants au-delà de leur position sexuée ? La jouissance et le père sont des thèmes centraux en psychanalyse. Lacan a montré la face de jouissance du père, envers du père du vieux monde qui, lui, pacifie. Ce père jouisseur, incarné ici par Lydia, est un effet retour face à l’effacement des Noms-du-Père, un retour réel, comme le montre l’augmentation du nombre de figures autoritaires à la tête de nombreux pays.

Mais nous sommes à l’heure de la dénonciation de l’abus. Or, « [t]out changement de discours opère […] sur le lien social puisque le discours serre le réel, structure le langage et assigne à chacun une place au regard de l’autre »[3]. Lydia en fait les frais violemment.

La première scène montre un portable qui la filme, avec des commentaires railleurs. Elle est d’emblée dans la ligne de mire, surveillée par un regard anonyme. Cela annonce sa chute vertigineuse suite à la plainte portée contre elle pour harcèlement, après le suicide d’une jeune femme qui a travaillé avec elle. Des vidéos montées de façon biaisée circulent. Lydia est insultée sur les réseaux sociaux, l’invisible corps social qui juge se met en action. L’intérêt de ce film est aussi de mettre en scène le pouvoir qui passe de l’autre côté, sorte de surmoi tout aussi jouisseur qui s’incarne dans la figure de l’Autre, dont Jacques-Alain Miller indique la fonction politique[4]. De la lumière éclatante du monde occidental, Lydia sombre dans la pénombre, ayant tout perdu.

[1] Field T., Tár, drame psychologique, États-Unis, Allemagne, Standard Film Company, EMJAG Productions, 2022.
[2] Leguil C., « Une interprétation de la clinique du patriarcat », Nobodaddy, Blog Pipol 11, 17 mars 2023.
[3] Berkane-Goumet S., « Le discours woke, un nouveau rapport ? », Nobodaddy, Blog Pipol 11, 26 février 2023.
[4] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Jalons dans l’enseignement de Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 14 avril 1982, inédit.

Image : © Nathalie Crame